dimanche 23 février 2014

Histoire d’une passion Partie 1 (suite 14)

Une longue mise au point finale
Janvier 1994 est arrivé avec son lot de froidure et de pelletage habituels. Le kérosène utilisé par ma chaufferette communément appelée « boule de feu » me coûtait une fortune, mais je m’en foutais royalement. Peu à peu, je voyais mon projet aboutir. Une fois le tout monté dans mon atelier, sauf les ailes, j’ai commandé une belle hélice en bois laminé sur recommandation des concepteurs des plans. Un diamètre de 60 pouces pour un angle d’attaque (le pas) ou le « pitch » comme on dit ici aux Îles, de 32 pouces. Malheureusement, après lecture des spécificités particulières du moteur ROTAX, il a fallu en commander une autre avec un pas de 27 pouces, l’autre donnée étant trop puissante pour les chevaux disponibles. Erreur de la compagnie, j’ai reçu une hélice « poussive » alors qu’il me fallait une « tractive ». La compagnie a alors accepté après vérification de ma commande de m’expédier exactement l’hélice souhaitée sans frais supplémentaires. C’était une chance puisqu’à 400. $ la pièce, je commençais à me demander si je n’allais pas tout simplement couler mes payes avant de voler, d’autant plus que je n’avais pas encore démarré le moteur une seule fois. Enfin, le 22 mars 1994, j’ai ouvert les portes de mon atelier et pour une première fois, j’ai fait tourner le moteur. Heureusement que le nez de l’avion était à l’intérieur, tout au fond de l’atelier et les roues ainsi bien bloquées de même que la carlingue attachée sur les parois de la bâtisse, car autrement, la poussée de l’hélice aurait soufflé mon atelier comme une véritable mini tornade. J’étais satisfait. Il restait maintenant à trouver l’espace suffisant pour continuer la mise au point, c'est-à-dire attacher les ailes sur l’ensemble terminé et peser le tout afin de m’assurer que le centre de gravité tombe au bon endroit. En considérant la largeur de l’aile (48 pouces « 122 cm »), ce dernier devait se situer à partir de la partie avant (le bord d’attaque de l’aile) à une distance variant entre (2 pouces « 5 cm ») et (12 pouces « 30,5 cm) soit 25 % de la largeur totale de cette partie portante. Autrement, surtout en cas de panne moteur, ce serait soit le plongeon irréversible vers le sol, un peu comme un javelot ou alors, pire, une glissade à reculon et puis en feuille morte et vrille vers une terre dont on ne revient pas… vivant.
Dans le sous-sol de « La Maison de la culture »
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Après une longue discussion avec le maire de la place qui a sans doute eu pitié de cet être un peu farfelu, j’ai transporté avec l’aide de Norbert, tout mon appareil terminé en pièces détachées pour le remonter à l’intérieur du sous-sol de La Maison de la culture à Havre-aux-Maisons, heureusement non loin de ma demeure. Pour la première fois, malgré l’espace restreint, je pouvais comme en fait foi la photo ci-haut, observer mon avion enfin terminé et monté de toutes pièces. Il était tel que je l’avais souhaité. Une bonne hélice, un moteur puissant, le réservoir d’essence à l’avant, un pare-brise artisanal pour me protéger du vent, le parachute de secours derrière mon siège et camouflé par la carlingue, les mannettes d’accélération et à droite, tout en haut, la mannette de déclenchement du parachute, petit bidule dont je souhaitais ne jamais avoir à m’en servir. Ce fut alors le moment critique de la pesée. Résultat incluant moi-même tout habillé pour le froid en altitude, 500 livres (227 kg) à pleine charge. J’étais dans les normes acceptables, mais à la limite. Malheureusement, le poids sur la queue était de 22 livres (10 kg) alors que la limite maximale de tolérance ne devait absolument pas dépasser 16 livres (7,2 kg). Catastrophe! Le parachute et tout son attirail en étaient la cause. Il fallait le placer plus à l’avant, mais où? Et si je l’avançais au niveau de mes fesses, le centre de gravité devenait trop avancé à cause du réservoir d’essence. C’est ainsi qu’il fallut déconstruire et reconstruire toute une partie du fuselage afin de ramener le centre de gravité à un endroit sécuritaire.
En deux semaines, voici ce que fut le résultat, grâce à l’aide de Norbert et de nombreux amis de l’extérieur des Îles qui semblaient avoir à coeur autant que moi, la réussite de ce projet.
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En début mai 1994, voici ce que C-INNE ressemblait alors qu’il était en parfait état de vol. J’avais dû retirer le réservoir avant pour l’intégrer dans l’aile centrale en fabriquant le contenant en aluminium. On voit d’ailleurs le bouchon sur le dessus de cette partie centrale. Ensuite, j’ai dû me débarrasser du pare-brise, chose jamais regrettée par la suite (j’expliquerai lors de mon premier vol) et phase finale, sortir le parachute de son lit bien ficelé pour l’attacher sur le train d’atterrissage côté gauche de l’avion. Ainsi, la résistance de l’air de ce côté allait être équilibrée avec la résistance du silencieux placé de l’autre côté, empêchant ainsi l’avion de tourner constamment sur un bord ou l’autre en plein vol. Enfin, après toutes ces modifications et ajustements, il restait maintenant à voler. Toutefois, il n’était pas question de viser les nuages immédiatement sans une familiarisation avec le comportement de l’objet de ma création, car autrement, la possibilité de viser le ciel demeurait toujours possible, mais aussi de ne jamais en revenir.
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Ainsi, pendant tout l’été, chaque fois que mon travail, la météo, le directeur de l’aéroport et l’horaire d’arrivées des avions me le permettaient, j’ouvrais les portes du garage à Craig Quinn qui était situé sur le terrain de l’aéroport et j’amenais mon avion sur la piste et je volais en petits sauts de moutons trois ou quatre fois par longueur de piste à une altitude d’environ une dizaine de pieds      ( 3 m). Bien sûr, j’avais fait auparavant des dizaines de parcours au sol à toutes les vitesses possibles, sans lever d’un pouce, afin de connaître les limites de ce bijou en plus de bien apprendre à le maîtriser. Voler est facile, mais s’élever et surtout atterrir est une autre paire de manches. Cet avion était un « avion de queue », c'est-à-dire que c’est de l’arrière qu’il se dirigeait. Ce principe est un peu comme si vous conduisiez votre voiture à pleine vitesse en marche arrière tout en essayant d’aller tout droit ou de parer à un léger vent de travers.
Peu de temps, vers la fin juin, mon ami Norbert Dufourneau quitta ce monde pour celui qu’on dit meilleur suite à un arrêt cardiaque. La mort dans l’âme, j’ai continué à pratiquer mes exercices au sol jusqu’à ce que je me sente fin prêt un certain jour du mois d’août 1994. Je me devais bien ça, je devais bien ça à mon ami Norbert.
La semaine prochaine, le récit du vol inaugural.
GG





lundi 17 février 2014

Histoire d’une passion Partie 1 (suite 13)

Cumul d’obstacles, mais trop tard pour arrêter.

L’année 1993 en aura été une de courses à obstacles. Le projet de mes rêves s’avérait beaucoup plus coûteux que je ne l’avais estimé au départ, même si j’avais doublé ma première évaluation. Évidemment, la majorité des surprises n’étaient pas en lien direct avec l’avion comme tel, mais bien avec tout ce qui entoure un tel projet. De plus, il faut vivre une vie « normale » en dehors de ce que j’appelle « sa folie ». Des jours, je me suis demandé si j’étais le seul à demeurer si obsédé par un rêve dont des forces externes à moi-même m’avaient privé de la réalisation.

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Pourtant, chaque fois que j’ouvrais un livre quelconque, je tombais toujours sur des personnages qui avaient triomphé envers et contre tout, même au péril de leur vie. Richard Bach, St-Exupéry et bien d’autres alimentaient mon courage. Ma santé semblait tenir le coup, avec des pilules bien sûr, mais je me motivais constamment en me disant qu’il y avait pire que d’échouer et c’était de ne pas essayer jusqu’au bout. J’avoue cependant que j’avais parfois de la difficulté à évaluer la définition de l’expression : « jusqu’au bout ».

La peinture

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Toutes ailes déployées, il prenait toute la place devant ma maison. La peinture n’était pas terminée, mais le blanc, la couleur du premier avion que j’ai vu quand j’étais enfant, fut mon premier choix sans aucune hésitation. Sur la photo du bas, mon cher ami Norbert semble bien se demander si ça va finir par voler tout ça!

Enfin, le recouvrement de mon appareil était terminé. Une belle toile professionnelle en recouvrait toute la carlingue et les membrures. Le plus impressionnant était les ailes. Aussi, il ne fallait pas oublier le poids ajouté sur l’ensemble de cet avion. L’air de rien, il fallait noyer la toile d’une sous-couche de peinture et y ajouter trois couches supplémentaires avec léger sablage entre chacune d’elles. Le tout devait donc permettre une durabilité pouvant varier entre 10 et 20 années, dépendamment de l’entretien et de l’exposition aux éléments naturels.

Inévitables « à côtés » (extraits de mon registre de construction)

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Petite pause nécessaire ici. Pause de bardeau sur la maison, déplacement d’une armoire afin de placer un frigo neuf et surtout plus grand, bâtir une rallonge de comptoir pour y placer un lave-vaisselle, achat d’un téléviseur neuf et d’un appareil vidéo, lavage de la maison et peinture en double couche partout, puis pour finir, pose de parquets sur l’ensemble des planchers. Je devais bien cela à Jeannine, d’autant plus que sa patience exemplaire, le partage des coûts des modifications de la maison et son support moral à toute épreuve dans la réalisation de mon projet, valaient bien un temps de pause à consacrer à la maison et à notre confort personnel. Résultat : 10,000.$ d’emprunt, budget défoncé de 2,000.$ et dépenses supplémentaires (de ma part) afin de construire une remorque pour y remiser l’avion une fois terminé. D’ailleurs, Jeannine et moi avons bâti cette remorque en pièces détachées d’une grandeur totale de 7 pieds x 7 pieds x 17 pieds (2,13 m  x  2,13 m  x  5,18 m) en 3 jours seulement et pour la modique somme de 1,500.$… résultat de l’esprit borné d’un gérant d’aéroport qui ne voulait rien entendre de la possibilité de remisage de mon appareil sur « son aéroport ».

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Devant la maison de mes parents. Une envergure de 30 pieds (9 mètres) d’un bout d’aile à l’autre avait de quoi impressionner les conducteurs de voitures de passage juste au pied de cette photo.

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Impatient de voler, je m’assoyais dans le cockpit le plus longtemps possible, chaque fois que la température me permettait de le sortir… et je rêvais en attendant le jour J.

Nous avons donc terminé tout ce boulot le 23 décembre 1993. Il ne restait plus qu’à se remettre au boulot après les Fêtes et à me promettre de voler aux commandes de mon appareil quelque part en 1994.

La suite…lundi prochain.

GG

lundi 10 février 2014

Histoire d’une passion Partie 1 (suite 12)

 

Un projet qui prend forme… enfin!

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La phase de recouvrement de toute la structure de mon avion fut une des plus satisfaisantes, même si elle fut longue et pas toujours facile. Sur les plans des architectes, la recommandation était de poser de la doublure de manteaux à base de nylon et d’utiliser la chaleur afin de provoquer un rétrécissement jusqu’à l’obtention d’un tissu bien tendu. Ensuite, le recouvrir de peinture. Bien que certains appareils furent recouverts ainsi, j’ai décidé de ne pas lésiner sur le matériel. Alors, j’ai éliminé la doublure de manteau pour un produit bien plus coûteux, mais plus rassurant à mon avis. J’ai alors commandé chez «Wicks Aircraft» aux É.-U. de la véritable toile d’avion, la même avec laquelle sont recouverts les « Piper Cubs » soit les premiers avions recouverts de toile pendant les années 30 et 40, juste avant la guerre. Il s’agit de dacron, soit une toile qui sous la chaleur rétrécit énormément, mais avec une résistance aux éléments bien plus grande que la doublure de vêtements. Ayant payé bien plus cher pour ce tissu spécial, il n’était pas question de rater mon coup et surtout de vivre le déchirement de tout ça une fois dans les airs. Alors, après bien des lectures sur le sujet dans quelques magazines spécialisés, j’ai enfin trouvé l’idéal pour le genre d’appareil que j’étais en train de construire.

Une opération en plusieurs étapes

1. D’abord, bien sabler toute la partie en bois de la structure puis la recouvrir de plusieurs couches d’un vernis imperméable aux éléments extérieurs. Porter une attention toute particulière à un vernis qui ne bouffe pas la styromousse, car tout serait à recommencer. Ensuite, sabler à nouveau légèrement le vernis et puis l’enduire de trois couches de colle latex 3 M et ne pas oublier de laisser chaque couche sécher au moins 24 heures avant d’appliquer la couche suivante.

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2. Une fois la troisième couche sèche, tailler dans le tissu l’équivalent de la pièce à recouvrir et la poser par-dessus la colle séchée. Il faut préciser ici que cette colle, même sèche, demeure toujours un peu humide, ce qui a grandement aidé à fixer la toile aux bons endroits. Une fois cette toile posée, recouvrir les endroits de contacts avec la même colle. Cette dernière avait la faculté de ramollir les trois couches d’en dessous et s’imprégnait très bien dans le dacron à coller. Une fois sèche encore une fois, il fallait recouvrir de deux autres couches de colle. Dans cet exercice, Jeannine me fut d’une aide plus que précieuse, même qu’elle y prit un grand plaisir.

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3. Une fois le tout séché, le dacron demeure plein de plis et tout flasque. C’est là l’opération la plus délicate. J’ai opté pour le fer à air chaud que j’ai tenu à environ 6 pouces de la toile tout en le bougeant constamment, un peu comme un peintre de carrosserie de voiture. L’autre méthode conseillée était d’utiliser un fer à repasser et de trouver la juste vitesse de repassage pour que la toile se tende, mais ne brûle pas. Ayant choisi la première méthode, je n’ai pas raté un seul pouce des parties à couvrir et le résultat fut plus que satisfaisant. J’ai même passé des heures à admirer le résultat, tellement j’étais satisfait du travail accompli. Dans des constructions d’avions plus lourds ou acrobatiques, il était suggéré de coudre la toile avant de la coller et la tendre, mais pas dans le cas du type d’avion que je construisais.

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4. L’année 1993 passa ainsi. L’été arriva et puis je mis mon voilier à l’eau. Je n’ai bénéficié d'aucunes période de vacances au travail et comme j’étais en « stand-by » en plus de mes heures régulières, cela me prit l’été pour recouvrir le tout, mais quelle fierté ce fut, le jour où j’ai sorti mon avion de l’atelier afin de le photographier juste devant ma maison. Bien sûr, j’étais loin d’un travail fini, mais là, ça commençait vraiment à ressembler à un avion. Octobre approchait et je savais que je n’allais pas voler encore cette année-là, mais je nourrissais l’espoir de voler en 1994.

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Il restait maintenant à peinturer le tout. (Détails la semaine prochaine)

GG

lundi 3 février 2014

Histoire d’une passion Partie 1 (suite 11)

« L’homme est-il fait pour voler? »

Qui sait si l’homme est fait pour voler? En tous les cas, je sais ce qu’il devient si on lui coupe les ailes et c’est ce qu’on m’a fait. À 18 ans, un problème cardiaque somme toute anodin si on m’avait opéré, à miné tous mes espoirs de carrière de pilote dans l’aviation. Cette tache dans mon dossier a accompagné tout mon dossier médical depuis le début de ma jeunesse jusque 5 années après une opération devenue nécessaire le 6 décembre 1996 à l’institut de cardiologie de Montréal, soit après les 28 années les plus productives de ma vie. Pourquoi ne m’a-t-on pas opéré avant? –réponse d’un médecin : « Cela aurait coûté trop cher à l’époque et des médicaments pouvaient contrôler ta pathologie. » WOW! Cette tache à mon dossier comme je l’appelle, a ruiné ma carrière professionnelle et j’ai coûté en médicaments, en maladie psychosomatique et en chirurgie dérivée probablement trois fois plus à la société que si j’avais pu réaliser mon rêve de jeunesse.

 GG - 1993 

1993

Un rêve qui était plus qu’une lubie. Il s’agissait ni plus ni moins d’une vocation. Mon obstination a voler au moins une fois avant de mourir en demeurera toujours la preuve. Et puis un jour, un médecin de l’aviation civile me propose un certificat médical « classe D », ce qui me donne au moins l’autorisation de voler seul et en ultraléger seulement. Ce n’est pas l’idéal, mais au moins, l’espoir se montrait le bout du nez.

« L’homme n’est pas fait pour voler » que les curés et même les scientifiques du début du siècle dernier disaient. Probablement que bien de mes amis pensaient la même chose. Certains sont même allés jusqu’à me dire : « Si Dieu avait voulu que l’homme vole, il lui aurait donné des ailes ». Et moi je répondais : « Et s’il avait voulu qu’on aille plus vite, il nous aurait donné un moteur et des roues. »

L’affaire tournait au ridicule parfois, mais j’ai dû gagner ma vie autrement et il est une chose dont je suis convaincu aujourd’hui. Si l’homme n’est pas fait pour voler, il l’est encore moins pour travailler derrière un bureau… et c’est malheureusement ce que j’ai fait pour y gagner ma vie, enfin, pour y gagner ce que j’ai pu dans de telles circonstances.

Je suis devenu un douanier (un gabelou)

La douane 

Photo d’origine inconnue tirée de sur le net.

Je n’ai aucune photo de ce travail, même si je l’ai exercé de septembre 1989 à fin juin 1996, en plein dans le temps où je construisais mon appareil. J’ai aimé la sécurité et le salaire que cet emploi m’offrait, mais j’ai détesté ce travail de fonctionnaire. Je l’ai détesté à tel point que lorsqu’on a fermé mon bureau aux Îles de la Madeleine, j’ai refusé une mutation à Québec et pris l’option d’une réorientation de carrière dans un autre domaine à l’âge dangereux de 47 ans.

Le 2 septembre 1993, voici ce que j’écrivais dans mon registre de construction d’avion.

« Exceptionnellement, je comptais sur une période chômée jusqu’au 1er avril de l’année suivante, ce qui m’aurait donné tout le temps nécessaire à consacrer à la construction de mon rêve. Malheureusement, mon confrère de travail se bat contre un cancer et je dois le remplacer sur-le-champ. Alors de 8 h à 17 h, je travaille maintenant à plein temps pour le gouvernement fédéral. Je pousse des crayons, griffonne sur des feuilles, accumule du papier dans des tiroirs, expédie des feuilles à d’autres qui vérifieront mes griffonnages, mes calculs, puis griffonneront à leur tour dessus pour enfin satisfaits, ranger le tout dans un tiroir à Québec. Ici, on me dit que c’est un travail important. Le dernier personnage qui placera la dernière feuille dans un tiroir sera encore beaucoup plus important que moi, du moins c’est ce qu’on me dit. On omettait aussi de me dire qu’il était encore bien mieux payé que moi, mais ça, cela fait partie de la normalité à ce qui parait. Et cet important personnage, il sera d’autant plus important qu’il aura été le dernier à avoir griffonné des chiffres et des lettres sur le même papier que le mien, mais en plusieurs copies s’il vous plaît. En récompense de tout cela, tous ceux qui auront mis des lettres et des chiffres sur les mêmes bouts de papier en recevront un autre tous les 14 jours. Celui-là, c’est le seul qui compte vraiment dit-on. Cela s’appelle… une paye.

Bien sûr pour moi, c’est le seul qui compte. Eh oui, parce qu’il me permet de rêver, mais il me permet surtout de créer, de concevoir, de m’acheter les outils nécessaires pour devenir moi-même, c’est à dire travailler de mes mains, sentir les émotions au fil des dents de scie dans le bois, la douleur des neurones dans le processus créatif et la satisfaction de voir naître une chose… qui me ressemble. Je suis probablement un grand naïf puisque je n’ai jamais compris pourquoi on ne pouvait pas tout simplement être payé pour être créateur. Il semble qu’en notre société d’aujourd’hui, il faille être concepteur d’étoiles pour en retirer leur lumière.

Autrefois, quand j’étais agent de sécurité dans un aéroport, je me percevais aisément comme ce personnage de St-Exupéry : “L’allumeur de réverbères” tiré de son merveilleux roman “Le Petit Prince.” J’allumais les lumières de l’aéroport et puis je les éteignais. Aujourd’hui, je suis un “gabelou”, autrement dit un compteur d’étoiles. (Les « gabelous » étaient des contrôleurs de taux de change à l’époque ou le sel servait de monnaie étalon entre les nations). Demain je volerai vers elles, je me noierai dedans et je n’aurai plus à les compter. Et si, de l’une d’elles jaillissait la lumière d’un rêve réalisé?…Quel bonheur ce serait. Mais en attendant, chaque soir après avoir compté les étoiles seulement pour compter des étoiles, gratté du papier seulement pour gratter du papier, il me faut encore construire pendant quelques heures, à bout de fatigue et de peine, les superstructures de mon rêve, celui que d’autres “gratteux” de papier m’ont volé, alors que je n’avais que 18 ans.

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Sable et sable encore mon Norbert, mon bon ami qui veut absolument que je vole un jour, car lui aussi, on lui a interdit de voler. Les oiseaux diabétiques volent, mais pas l’homme. Demain, c’est à dire la semaine prochaine, tout sera prêt pour le recouvrement de l’avion. Alors comme une coque de bateau, il commencera vraiment à ressembler à un avion.

GG