lundi 11 mai 2015

Quand les bateaux faisaient «Ti-ké-tak».

Par Georges Gaudet   georgesgaudet49@hotmail.com

Doux souvenirs d’enfance dans un havre de pêche.

* La mer, cette grande unificatrice, est le seul espoir de l’homme. Maintenant, plus que jamais, cette vieille maxime signifie littéralement : « nous sommes tous dans le même bateau. »… Jacques Yves Cousteau.

* Si vous n’êtes pas des Îles de la Madeleine et lisez ce texte, demandez à des Madelinots de vous traduire les mots et expressions que vous risquez de ne pas comprendre.

Fenêtre

Nous sommes à la fin des années 50. Je me souviens de cette chambre tapissée au papier journal et peinte par-dessus d’une jolie teinte bleu azur. Nous sommes au mois de mai et dehors il fait beau. Le soleil entre par la fenêtre et plombe directement sur la petite commode que ma mère a fabriquée avec une boîte vide d’oranges puis recouverte d’une jolie dentelle. Une légère brise du sud-ouest fait virevolter le tissu léger de l’unique rideau transparent recouvrant le haut du châssis. Bien emmitouflé sous la lourde courtepointe, je me laisse éveiller doucement au chant des oiseaux et surtout au « tik-et-tak » particulier des bateaux de pêche quittant le havre en ce début d’ouverture de la pêche au homard. Aussi loin que remontent mes souvenirs, aucune journée de toute ma vie ne m’est apparue aussi belle, aussi paisible, aussi douce que cette journée-là. Ouvrant lentement les yeux, je revois encore toutes ces photos de mes joueurs de hockey préférés, chèrement acquises à coup de cannes de sirop de maïs « Bee Hive » et piquées d’épingles tout autour de mon lit. C’était comme si Maurice Richard, Bernard Geoffrion, Jean Béliveau et quelques autres veillaient sur moi pendant mon sommeil.

Hâvre

Doux souvenirs d’une belle enfance.

Une fois sorti du lit, je vais à la fenêtre. Le Havre Aubert est tellement beau au printemps. Mon père est parti à la pêche avec son « gros botte ». Il ne pêche pas le homard, mais la morue. Son doris est à l’ancre en bas de chez Joseph à Pierre. Il nous l’a laissé à mon frère et à moi pour qu’on s’y amuse à bord, faisant fi bien sûr de sa propre sécurité en mer. Des reflets de diamants courent sur l’eau et au fond du havre, la BTU, la goélette à Hyppolite Arseneau tourne autour de son ancre alors que la cabane sur les « floats » semble flotter sur un léger nuage de brume, déjà entourée qu’elle est des « p’tits bottes » qui viennent y déposer le trop-plein de homard qui sera cuit plus tard à la « Maritime Packers ».

Botte à Omer Cyr

Botte (boat) à Omer Cyr. L’Obiou, « Botte » à Omer Cyr portant le nom du versant Italien du Mont Blanc, mont sur lequel l’avion rempli de pèlerins en provenance du Vatican s’est écrasé au début des années cinquante.

Le homard

Pour pêcher le homard, il faut de « la boëtte », c'est-à-dire du hareng. C’est pourquoi depuis plus d’un mois, mon frère et moi avions déjà pataugé dans la rave de hareng échouée à marée basse sur les rives de La Grave, ceci aux grands désarrois de ma mère. Qu’importe les glaçons encore échoués sur les platiers en ce doux printemps exceptionnel, pour nous, c’était le signe qu’il fallait retourner avec plaisir sur le bord de la côte et courir sur les quais, particulièrement sur celui de la « boucannerie ». Les fumoirs étaient déjà pleins, papa avait fait deux beaux voyages de hareng à Chéticamp puis à Caraquet et Omer à Paulette tendait ses cages pour la première fois de l’année. Il y avait plus d’une centaine de « p’tit bottes » ancrés dans le havre en cette année là et chaque matin, c’était une clameur bien particulière qui réveillait tous les cantons, de « La Grave » à « Par en haut » en passant par « Le P’tit ruisseau » et par « Le sable ». Je ne sais pourquoi, mais le « toc-o-toc » ou « ti-ké-tak » des « bottes à tchu pointu » démarrant pour la pêche, emplissait mon cœur d’une joie et d’une excitation bien particulières. De la fenêtre de ma chambre donnant directement sur le havre, j’observais avec une admiration sans bornes le spectacle de ces petits bateaux quittant l’entrée du havre alors que la fumée s’échappant des fumoirs mêlait son odeur à la vapeur à saveur de homard cuit sortant de la cheminée de la Maritime Packers. Cornélius finissait de réparer sa « bouchure » alors que Jos Bouchard passait la herse dans le champ d’à côté, tout en suivant pas à pas son gros «percheron» bien docile. La journée allait être longue et trop courte à la fois. Des journées bénies comme ça, il me semble qu’il y en avait plein du temps de mon enfance. La mémoire en a certes ajouté quelques-unes, mais après toute une vie, ce sont des souvenirs semblables qui permettent de dire que la vie vaut vraiment la peine d’être vécue.

B12 

Le LLOYD.M. 43 pieds de long. Charge maximale de morue : 7000 lbs, mais il est déjà rentré au port avec 8200 lbs en 1957, du temps où il y avait de la morue en quantité, mais hélas, pas de prix.

À bord du LLOYD-M, acheté en Nouvelle-Écosse, mon père partait pour la pêche « aux trawls » avec le « p’tit Welley » presque en même temps que les pêcheurs de homard. Ces derniers rentraient au port de « la Maritime » aux alentours de midi pour ensuite aller s’ancrer entre « la boucannerie » et le platier du quai à George Savage jusqu’aux petites heures du lendemain matin. Pour les pêcheurs de morue, il fallait attendre le soir pour voir les « bottes » à André à Nazaire, celui à Isaac à « Ludgère », le LULUBELL de mon oncle André et Aurèle à « Lia », le ROSS & KEN de mon oncle Marc et enfin le LLOYD.M. de mon père, rentrer au quai de la GORDON PEW afin d’y décharger leur contenu de morue.

Jeux d’enfants

Ma mère travaillait sur la « skinneuse » (machine à retirer la peau de la morue) à la GORDON PEW, pour le gros salaire de 50 ¢ de l’heure. Ces jours-là, tante Odette devait s’occuper de mon frère et moi. C’était l’occasion idéale de nous échapper de la maison et de faire la tournée du Havre au gré de nos découvertes. Pauvre tante Odette qui se faisait tant de mauvais sang pour notre sécurité. Mis à part le fait d’avoir caché une poule vivante dans la glacière du tambour, que de tours nous lui avons joués, uniquement pour lui faire perdre patience, chose qui devenait bien près de survenir, mais qui n’est jamais arrivée.

Georges et Donald (1957) 

Moi à gauche, mon frère Donald à droite (1957)

Notre bonheur se résumait à peu de choses, mais ô combien il comblait toutes nos attentes. Tôt l’avant-midi, je levais le grappin du doris, juste avant la marée basse et en compagnie de mon frère, nous ramions jusqu’au quai de la MARITIME pour y récolter les restes de fards de homard qui étaient rejetés à la mer par une dalle sortant de l’usine de transformation. Travail de bénédictine de la part de notre mère, toutes ces chairs de petites pattes et de fard aujourd’hui considérées comme le fin du fin étaient récupérées encore chaudes au sortir de l’usine. Puis, vite fatigués de cette routine, nous ramions à nouveau jusqu’à l’usine de la GORDON PEW. En cet endroit, la chute rejetait à la mer les squelettes de la morue avec la tête. Malgré notre jeune âge, nous ramassions ce véritable festin gaspillé. À grands coups de couteau, nous coupions les langues de morue, les « bajoues » et les « noves » (ligament recouvrant la colonne vertébrale du poisson). Jamais nos parents ne nous demandaient de faire ce travail et pour nous, ce n’était qu’un jeu de plus, tout en ayant la sensation que nous étions aussi bons pêcheurs que notre père. Revenant ancrer le doris en bas du p’tit ruisseau, c’est épuisés mais heureux que nous donnions à tante Odette un seau rempli de déchets de poisson qui aujourd’hui se vendent à prix fort sur les étales spécialisées de certaines poissonneries. Roulées dans la farine et les œufs, quoi de mieux que des « bajoues » et des « langues de morue » rôties dans la poêle?

Le soir arrivé, nos parents épuisés se préparaient à savourer le repos obligatoire du dimanche. Tigré, notre chat, venait se cacher sous les draps entre mon frère et moi alors que mon père faisait semblant de le chercher et ne point le trouver, tout juste avant de nous embrasser et nous border.

Aujourd’hui

Plus de cinquante années son passées depuis ce temps et vous savez quoi? – Si Dieu m’accorde le privilège de me souvenir de tout ceci le jour du grand départ, je ne pourrai que lui dire merci d’avoir vécu même en si peu de temps, un si grand bonheur. Je crois du plus profond de mon cœur que si tous les enfants de la terre pouvaient vivre, ne serait-ce qu’un court moment de leur vie, un tel bonheur, ce serait bien triste pour les vendeurs d’armes et de haine.

Bonne saison de pêche à tous et à toutes.

* Tous les croquis sont de l’auteur de ce texte.

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