jeudi 8 novembre 2018

Deuxième croisière



Un navire est une île

David, le barman à bord et gitan mystérieux, joue une mélodie classique devant un public presque inexistant. Pourtant, les notes s’envolant de ses doigts bercent l’atmosphère du «lounge» d’une douceur qui n’a d’égal que le soleil couchant sur la poupe du navire.
Des ombres passent devant les fenêtres et bientôt, comme le signal d’un phare en plein crépuscule, le « lounge» s’emplit de monde. David quitte le piano et Suzanne, la musicienne, reprend la mélodie. La mer est d’un calme désarmant. Des baleines nous accompagnent au contour de la pointe de Gaspé et puis Cap-Desrosiers, non loin de là, semble nous appeler du haut de son phare centenaire. 

Je fais un tour d’horizon du bar. La table ou jouent aux cartes ces grosses femmes aux éclats de rire puissants comme corne de brume, me servent de carburant au bonheur. Tout près de moi, une jeune maman n’en a que pour son enfant et grand-maman complète le tableau. Quelques passionnés de cyclisme discutent de leurs performances et en dehors de tout ce bruit, les fenêtres du pont 7 révèlent une vingtaine de personnes, 
parfois jumelles ou caméras en mains, toujours à l’affût du passage de baleines à quelques encâblures du navire.     




Devant mon hublot, la mer se marie à l’horizon en un décor de rêve. Est-ce le calme avant la tempête que je n’en sais rien, mais je goûte du regard ce néant issu du fond océanique et ce ciel gris-bleu à la couleur d’une robe de mariée. Rien à l’horizon capitaine sinon que quelques jeunes baleines qui jouent à cache-cache avec des voyageurs surexcités. 

J’observe ces visages et je me demande ce qu’ils cachent. Il y a des sourires qui ne mentent pas et hélas, il y a aussi des traits qui se sont inscrits dans la douleur ou la misère de corps à la souffrance certaine. Accoudé à la rambarde, je sors jaser avec un type qui me semble bien seul. Accueilli par un sourire, nous conversons de tout et de rien, jusqu’à ce qu’il me dise qu’il a amené son épouse avec lui aux Îles de la Madeleine. Il tient dans sa main une fiole où les cendres sont apparentes et les yeux pleins d’eau comme l’océan, il me dit que son amour de 19 années l’a quitté il y a trois mois. Elle n’avait jamais vu les Îles et il lui avait promis qu’elle verrait les Îles un jour. Alors, il tenait cette promesse, même si la mort lui avait fait un croc-en jambes. Puis il se mit à chercher dans son cellulaire afin de me montrer la superbe belle personne au visage d’ange qu’il venait de perdre. 

Naviguer sur un navire de croisière, c’est aussi naviguer dans son cœur et dans celui des autres. Il y a risque de s’y noyer parfois. Il faut alors être prudent et garder un œil sur la chaloupe de sauvetage, car il faut parfois s’éloigner de l’océan des autres et garder le cap sur son fleuve personnel. Il y a des sirènes au regard de tueuses et aux chants dangereux comme celles au temps d’Ulysse. Leur appel est toujours éphémère, mais non moins charmeur. Beaucoup de marins y ont perdu leur âme. 

Le soleil se couche enfin sur l’horizon. Le phare de cap Desrosiers nous dit au revoir sur fond de montagne sombre alors que l’astre met sa robe orange pour s’enfoncer dans l’univers des bélugas et des marsouins. Suzanne joue toujours de belles mélodies qui s’accouplent au bruit du bar et Jeanne coure entre les tables afin de servir toutes ces clientes passionnées de cartes et de petits-enfants qui sont bien sûr, les plus beaux au monde. Moustaki chante maintenant « ma liberté » dans les boîtes musicales aux quatre coins du saloon. Les gens quittent comme si le chanteur leur avait fait réaliser qu’être libre, c’est aussi décider où l’on va. Dans ce cas, il est 20.00 h, c’est le dernier service. Ils s’en vont souper. Je reste presque seul avec Moustaki et «Le temps de vivre». Seul et heureux, je me noie dans un rêve avec ma belle. La petite chambre que j’habite m’importe peu. Les vibrations du moteur me bercent, même qu’elles semblent battre la mesure avec le chanteur.
Une dernière lame de soleil tranche les montagnes de la Gaspésie et le monde me parait tout à coup si loin, un peu comme si j’habitais une autre planète. Eh oui ! Je vis sur une autre planète et elle est si belle. Ses mers sont si magnifiques, même dans leur capacité d’être cruelles, d’être violentes, allant parfois jusqu’à tuer ceux qui ne les respectent pas. 

Un dos de baleine passe sous mon hublot. Je souris et me demande si ce mammifère sait que je l’observe. Pas question de crier :« Une baleine». Non, celle-là, elle n’est que pour moi. Elle plonge alors dans l’onde et moi, je plonge dans ma réalité. Une petite chambre, des peluches et toujours cette musique en ma tête : « Ma liberté».        

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire