vendredi 23 novembre 2018

Quatrième croisière

Éveil matinal

Il est 5 h 30 du matin. Le bourdonnement du moteur berce encore mes cellules endormies et mon réveil sonne la danse du dérangement. Je sors de ma couchette. Pas de hublot dans ma chambre. Je ne sais pas s’il fait beau dehors. Je m’habille péniblement et monte au 6eétage. Un brouillard dense cache la mer sous la lumière hésitante du jour. Un silence de nuit persiste toujours dans les corridors. Quelques rares passagers se promènent, tasse de café à la main, habillés comme de grands explorateurs, jumelles en bandoulières. Ils cherchent des baleines dans cette brume  
« à couper au couteau ». 

J’ai pour mission de leur raconter l’histoire du « Rocher aux oiseaux »et de « l’Île Brion » quand le navire passera tout près de ces deux îles. Hélas, ces îles se montreront discrètes, cachées derrière ce voile de gouttelettes en suspension. Seuls, quelques oiseaux, fous-de-bassans, petits pingouins, macareux et marmettes frôleront de leurs ailes les eaux visibles créées par notre vague d’étrave. Qu’importe, je raconterai l’histoire de ces deux îlots, bien réfugié dans le « lounge »,bien à l’abri de la bruine qui coule sur les hublots comme si elle voulait y entrer. 

Contrairement à la précédente croisière où il s’était fait beau, le « Rocher-aux-oiseaux » cette mythique roche surgissant des mers comme un gigantesque gâteau au milieu de nulle part, ne fera pas mentir sa réputation. Autrefois appelé « Isle-aux-Margaux »par Jacques Cartier, « Rocher Maudit »par ceux qui s’y sont fracassé et « Voleur d’âmes »pour ceux qui ont tenté de l’habiter, trop souvent malgré eux ; il sera ce matin comme il a toujours été : soit un rocher dangereux, aux approches sournoises et toujours prêt à surgir de nulle part. Puis comme pour nous faire un pied-de-nez, le soleil découpera le ciel en bancs de brumes isolés, une fois loin de ce pan d’histoire au milieu du grand chenal du Saint-Laurent. 

Je retourne à ma chambre. Le personnel commence à se lever. Les femmes de chambre débutent leur dur travail. Je les admire et j’ai aussi ce sentiment d’imposteur. Pourquoi elles et pas moi. De toutes petites chambres à nettoyer, des passagers pas toujours propres ou ordonnés, des lits en appui aux murs et des lits superposés difficiles à atteindre, sans oublier les mécontents, jamais satisfaits des services que ces femmes leur rendent. Elles sont braves et gardent le sourire quand même, comme si cela faisait partie de leurs tâches. 

Le calme est revenu. Les Îles se découpent maintenant sur l’horizon. La cafétéria est ouverte et une file d’attente provoquée par des dizaines de passagers non habitués à choisir par eux-mêmes ce dont leur corps à besoin, ralentissent le service. En effet, comment choisir entre gruau et céréales déshydratées, entre œufs à la coque et œufs miroir, entre café et thé, entre rôties brunes et rôties au pain blanc, entre confitures aux fraises et confitures aux framboises. Dur dilemme en ce dimanche matin, alors que l’arrivée aux Îles se fait pressante, du moins pour ceux qui croient que nous allons accoster dans les minutes qui suivent, alors qu’il nous reste encore deux bonnes heures avant l’arrivée. 

Deux jours et demi plus tard, nous quittons les Îles sous un vent « à écorner les beux »comme le dit l’expression populaire chez les madelinots. Malgré ce vent, le temps est beau, le soleil dit au revoir et des passagers pleurent. Décidément, ces Îles accrochent la plupart des cœurs. Je monte sur le pont 7 avant d’aller au lit. 

Le vent s’est calmé et la lune danse sur la mer infinie jusqu’à l’horizon, créant un sillon de diamants. Le tableau est beau, unique et captivant. Appuyé à la rambarde, je contemple le spectacle. Que cette terre est belle, que cette mer est belle, que cette voie lactée est belle. Notre navire vogue en un univers sombre dont surgit une beauté qui éblouit le regard. Le pont est presque désert. Des pensées passent en boucles en ma tête. Serais-je vivant ou mort que peu m’importerait, puisque cette immensité me comble tellement. La lune demeure ma compagne jusqu'à ce que mes yeux deviennent lourds. Je retourne à ma chambre sans hublot et sombre dans les bras de Morphée, heureux comme un bébé dont la mère «mer» berce le landau. D’ailleurs, toute la nuit, cette mer me bercera puisque les vents se lèveront encore et notre navire traversera les vagues comme cheval sautant par-dessus des pièges en pleine bataille chevaleresque. Des passagers n’aimeront pas, mais que peut-on y faire, sinon que d’ignorer ceux qui accusent le bateau et se vantent d’avoir déjà navigué sur les mers du monde sans que l’autre navire, plus gros, plus luxueux, n’ait jamais bougé. Je suis toujours triste de cette ignorance et je préfère tourner le regard vers ces sourires d’enfants qui jouent autour des tables et ces gens au sourire content, comme s’ils avaient survécu à l’aventure de leur vie. 

Une autre journée est passée et le crépuscule est déjà là, une fois contournée la Pointe de Gaspé. Le soleil darde de ses rayons couchants les grands hublots de la cafétéria. Nous avançons à peine à la vitesse des voiliers d’antan, puisqu’il faut éviter les baleines, potentiellement sur notre route. Cap Desrosiers nous salue encore une fois et demain, nous serons près des grandes villes et sur ce fleuve qui se rétrécira comme peau de chagrin. 

Beau comme cravate sur chemise de soie, il nous offrira ses charmes. Et moi, j’aurai hâte d’arriver puisque ma douce m’attendra sur le quai et ensemble, nous partirons pour une autre croisière. Bien sûr, nous nous regarderons dans les yeux, mais nous regarderons aussi vers le même horizon, celui du bonheur. 

GG

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