vendredi 7 décembre 2018

Sixième croisière



Retour sur le pont

Un vent par le travers projette des vagues imposantes sur la coque du navire, le faisant trembler de toutes parts. Elles l’attaquent comme requin blanc en ses flancs, toute gueule ouverte. « Ça brasse à bord »comme diraient certains matelots, trop heureux de démontrer leur pied marin aux passagers craintifs ou sous l’emprise du mal de mer. Le roulis est bien évident, mais pas au-delà de la normalité en temps pareil. En peu de temps, la Baie de Gaspé nous offre son abri et les esprits se calment alors que les langues se délient avec de grands sourires teintés d’histoires grivoises. Bientôt, la ville de Gaspé nous accueille avec chaleur et grand soleil. J’aime cette petite ville, sise au fond d’une baie aux couleurs de terres vierges, de côtes remplies d’histoires, de forêts et montagnes qui ne demandent qu’à être explorées. 

Cela me change du départ de Montréal quelques jours auparavant. Il a bien fallu me séparer de ma douce et entreprendre ce sixième voyage seul.
Petit à petit, j’ai retrouvé ma couchette vide, toujours imprégnée de son parfum. Je me suis glissé sous les couvertures et j’ai tenté de dormir au rythme des vagues et des bruits bizarres créés par les vibrations des moteurs et les tourbillons des immenses hélices sous la coque. Peine perdue, mon cœur est demeuré triste pendant toute la nuit et puis enfin, les Îles de la Madeleine étaient là pour me consoler. Quelques histoires racontées aux passagers et puis l’espoir d’un retour prochain au pays de ma belle auront servi d’antidote à cette tristesse sourde qui a tenté de m’envahir.

Non-content de naviguer sur un grand navire, j’ai mis à l’eau mon petit canot et exploré les rivages de mon enfance. Ici le havre des pêcheurs, là, l’étang au bas de la côte, chez mes grands-parents. Ici la sortie du chenal, là l’anse où mon frère et moi allions plonger du haut des roches. Ici les Demoiselles, ces collines aux rondeurs sensuelles, là les restes du vieux quai, témoin de bien des ébats amoureux en une époque bien lointaine. J’ai stoppé mon petit moteur et utilisé la pagaie afin de mieux écouter ce silence et plonger en plein océan de souvenirs. Un paradis ! Oui, c’était un paradis et nous ne le savions pas. Maintenant, je sais et je voudrais l’emmener avec moi. Heureusement, il demeure en ma tête comme trésor enfoui et inaccessible à d’autres. Je le garde jalousement et souhaite y retourner jusqu’à la fin de mes jours. Le clapot sur l’étrave du canot devient musique, les tourbillons autour de ma pagaie deviennent accords musicaux et les rayons ardents du soleil sur les vaguelettes sont autant de marteaux sur un xylophone.

Le lendemain, mon scooter surnommé « Snoopy » me portera avec souplesse et grand bonheur le long des routes des Îles. Laissant les guidons me porter au gré de mes rêves, je rends visite à une vieille tante et des cousines. L’accueil est plus que chaleureux, il devient même hilarant. L’amitié a cette qualité unique de ne pas compter le temps passé sans la présence de ceux qu’on aime et c’est merveilleux. Je les quitte le cœur plein de bonheur comme ventre rempli de dessert. Le rêve m’habitera tout au long de la journée en parcourant toutes les routes longeant le littoral de mon enfance.
Je réalise que mon univers est fait de passé, mais je ne m’en inquiète pas. Une fois le retour en ma cabine, il se tourne vers le futur, fatigué de la journée, mais plein de projets à venir. J’appelle ma douce sirène. Ses paroles sont comme fleurs de nénuphar et je me sens comme ce crapaud souhaitant devenir prince pour elle.

Ce matin, j’ai partagé plus d’une heure d’histoire et d’émotions avec quelques centaines de passagers. Je les ai transportés des Grands-Lacs aux Îles en passant par le fleuve, son estuaire, son golfe et cet océan qui le combat et le nourrit tout en même temps. La guerre entre l’eau salée et l’eau douce, la beauté des berges chargées de plages et ces riverains au passé si riche que même les cales des plus grands navires ne pourraient contenir à elles seules, toutes les histoires.
Nous passons au large de l’Anse-au-Griffon à la vitesse des baleines noires. La mer est calme. À peine quelques frissons sur l’onde, comme si elle voulait se faire pardonner sa fureur du matin. Un soleil rouge se couche derrière les montagnes et le fleuve prend une teinte violacée alors que la ligne d’horizon se pare d’argent et de poussière d’or. Plus loin au nord, une petite lumière touche le brouillard naissant à la fraîcheur de la nuit. Comme sentinelle dans le noir, elle est sans doute la signature d’un petit navire qui rappelle qu’il n’y a pas que nous sur cette mer tranquille, mais que d’autres, des hommes et des femmes y naviguent ici, tout comme nous. J’aime à penser qu’ils sont aussi heureux que je le suis en ce moment béni des Dieux. 

Et puis dans deux jours, ma belle m’attendra sur le quai.

GG  

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